A la frontière - Ce qu'elle a fait d'eux (extrait)

Publié le par Annick KIEFER

TOME  2                                                                                                                    353 pages

TOME 2 353 pages

          -- C’est drôle, se lance Élisabeth, votre frère est un héros, le mien est un idiot. Le vôtre est vivant mais vous ne pouvez pas le voir en peinture. Charles, je ne pouvais pas l’encadrer avant que la vie n’en fasse une nature morte.

          -- Qui vous dit qu’il est mort ?

 

3


 

« Nous étions dans le même camp, et nous ne le savions pas.

Madeleine, comme je la connais, a dû vous raconter l’arrestation des familles, le voyage jusqu’au camp de Vorbrück-Schirmeck, les hommes et les femmes et les enfants, séparés d’emblée comme des bêtes de somme au marché à bestiaux…

Le camp de Schirmeck s’étend à flanc de colline. Il est divisé en trois zones : l’avant-camp, où notre troupeau avait été parqué avant d’être séparé : nous, dans la partie réservée aux hommes, et les femmes plus haut, dans une autre enceinte. Le tout, bien évidemment, cerné de miradors et de barbelés, surveillé par des chiens lâchés chaque nuit comme des spectres affamés.

Les Français avaient construit ce camp en 1939 pour accueillir les évacués des zones frontalières. Les Boches l’ont ensuite utilisé pour rééduquer l’Alsacien et le Lorrain rebelles, et faire rentrer dans nos petites têtes bornées la doctrine nazie, à coups de semelle s’il le fallait. De camp de rééducation, il a été transformé en Sicherungslager, camp de sûreté, puisque l’autochtone se montrait imperméable à la foi en la race supérieure, et blasphématoire à l’égard de son guide suprême.

Bref ! Rien n’amusait plus nos geôliers que ces arrivages de prisonniers mâles. Le clou du spectacle était notre transfert vers le camp des hommes, que nous devions rejoindre par bonds.

Oui ! Par bonds, comme des crapauds malhabiles englués dans la boue de l’allée, gênés par nos vêtements et nos maigres affaires dont nous ne voulions pas nous séparer. L’entrée au camp se faisait avec larmes et bagages, puisque ce n’était qu’ensuite, après le passage par l’ Effektbüro où on nous allégeait de nos misérables richesses, qu’on nous distribua nos hardes rayées et l’insigne, à coudre sur la poitrine, pour nous marquer comme du bétail. C’était après que venait la tonte, et avec elle la honte de ne plus se reconnaître ni s’appartenir, corps bafoué, rayé, aggloméré de force à la masse impersonnelle des sous-hommes.

Le troupeau lamentable bondissait devant moi. Je faisais de même, et retenais une envie de rire qui bougeait en moi tel un monte-charge, à contretemps de mes sauts.

Je vois à votre visage que vous ne comprenez pas comment le rire peut surgir à un moment aussi dramatique. Je pourrais vous dire que c’était un rire nerveux, mais je vous mentirais.

Non ! Ce que j’éprouvais alors, c’était le sentiment d’être enfin en phase avec les événements. Jusqu’alors, je me trouvais si bas que je voyais le monde au ras du sol, de ma tombe sans stèle ni plaque de marbre pour marquer mon souvenir. Les autres, tous les autres, je les voyais danser, tournoyer, joyeux, heureux, autour de mon corps de marbre ; ils étaient beaux et souriants, savaient déceler la vie partout où elle se cache, partout, sauf dans le fossé humide où je végétais, inerte et éloigné d’eux par un infranchissable gouffre, un espace intermédiaire entre la vie et la mort. La vie que ma mère m’avait donnée en mourant. La mort qu’elle m’a laissée en héritage.

Ce malheur commun les rapprochait enfin de moi. Leur assurance, leur autosatisfaction, leur mépris ou leur condescendance, tout cela avait fondu sur les joues mal rasées, derrière le verre brisé d’une monture tordue par une semelle boche, dans les fonds de culottes qui montaient et descendaient devant mes yeux rieurs. Je ne me moquais pas d’eux, car, en vérité, tous ces gens-là m’importaient peu. Mais le fait de les considérer moins haut me mettait moins bas, à l’image d’une balançoire qui atteint enfin son point d’équilibre. Enseigné par la vie au malheur, j’avais une avance sur eux.

Ridicules ! Nous l’étions tous, mais j’avais l’avantage d’y voir un jeu, et ne m’en sentais pas rabaissé. Cela me rendait euphorique et reconnaissant envers la vie, qui ne m’avait éprouvé, ne m’avait fait souffrir, que pour me préparer à ce moment-là.

Aussi, quand, après un dernier bond, mon grand-père s’écrasa devant moi dans une flaque d’eau poisseuse, et resta, immobile, le nez dans la gadoue à faire des bulles, je bondis à son côté en croassant sottement. Je n’avais pas compris que le pauvre vieux était mort. Je le secouai mollement. J’étais embarrassé : le troupeau s’éloignait le derrière haut. Les bergers avaient beau s’acharner sur les croupes en vociférant, celle d’un curé en soutane attirant toutes les semelles, ils n’allaient pas tarder à s’en prendre à moi. Ça n’a pas raté, je vous passe par pudeur les détails. Vous penseriez encore que j’y trouvais du plaisir !

Une fois leur instinct sadique repu, les gardiens ont désigné deux prisonniers pour m’aider à transporter mon grand-père dans un baraquement qui faisait office d’infirmerie. Autrement dit, la morgue, puisque ceux qui y entraient en sortaient la plupart du temps les pieds devant.

On s’y est rendu au pas de course, parce qu’il était strictement « Verboten » de marcher. Même pour se faire pendre, il fallait courir ! J’ignore combien de cadavres attendaient dans cette longue pièce. Mais depuis combien de temps, ça, on pouvait le deviner aux nuées de mouches vertes et bleues qui vrombissaient quand on les détournait de leur festin.

Excusez-moi, Élisabeth, je m’oublie…

Donc, on a mis mon grand-père sur un bat-flanc. Les gardiens nous ont ordonné de le déshabiller, ont vérifié dans sa bouche et à ses doigts si nous n’avions rien oublié. Il avait au cou une chaînette en argent que Mamama lui avait offerte, et que j’aurais bien gardée. Mais je n’ai même pas eu le temps d’y penser qu’un des nazis l’avait déjà dans sa grosse paume.

J’adorais ma grand-mère !

Malheureusement, la nouvelle de l’arrestation des amis de mon frère l’avait terrassée devant notre ferme. Elle s’était effondrée d’un coup : la nouvelle s’était vrillée dans son cerveau, avait directement foncé au cœur qui s’était rebellé si fort qu’il avait, dans un dernier spasme, mis Mamama parterre, elle que j’avais toujours connue debout. Si elle avait été à la place de mon grand-père, là, dépouillée, souillée sur ce bat-flanc, je l’aurais défendue bec et ongles. Enfin… Qui sait ?

Il est facile de se prétendre courageux une fois hors de danger. J’ignore en fait ce que j’aurais fait, mais je sais ce que j’ai fait, à savoir que j’ai fermé ma gueule. Je n’avais pas peur, puisque tout cela m’était familier, je ne craignais pas les coups, mais d’ici à les provoquer…

Mon grand-père bien à froid dans son semblant de lit, j’ai été conduit, à petites foulées, vers le baraquement dévolu aux jeunes asociaux, aux prostituées, aux invertis, et autres marginaux.

Je vous ai parlé des bruits courant sur votre frère et moi. Les démonstrations d’affection de Charles avaient choqué les puritains du village. Il semble que les ragots avaient roulé de Roppensdorf jusqu’à Schirmeck, sans rencontrer l’obstacle d’une bonne âme pour les étouffer.

Avec un frère fugitif, je pensais faire partie du groupe des politiques, ou rejoindre les familles des réfractaires. Au lieu de cela, les nazis m’avaient assimilé aux irrécupérables, justes bons, tôt ou tard, à finir en poussière. Dans son bureau de la Kommandantur, le Hauptsturmführer Karl Bück, commandant en chef du camp, m’avait affublé d’un insigne bleu tellement délavé qu’il en semblait rose. Un de mes compagnons de chambrée l’a cousu le soir même sur la veste de mon habit de prisonnier.

Je ne saurais dire à quel point j’avais honte, dans les premiers temps où il me fallait affronter le regard des autres. Sur le visage de certaines de mes connaissances se lisait le mépris. Les crânes rasés donnaient aux plus jeunes de mes compagnons d’infortune l’air de jeunes filles, aux joues desquelles montait le rose de l’infamie.

Dans l’œil égrillard du Zugwachmeister Weber, de la Schutzpolizei du camp, surnommé Gieckele à cause de son œil de verre, s’allumaient à notre vue des lueurs concupiscentes. Il se mettait aussitôt à caresser sa matraque en se léchant les lèvres, pressé de l’utiliser sur nos échines, ou ailleurs selon son humeur. Je sais que quelques malheureux de ma chambrée en ont goûté suffisamment pour ne plus pouvoir s’asseoir pendant des jours. Ce salopard prétendait que ces « retournés » aimaient ça.

Cette période dans le camp de Schirmeck a été extrêmement pénible pour moi, non pas à cause du harcèlement ou des sévices que nous subissions, - les souffrances extérieures s’accordaient enfin à celles que je m’infligeais moi-même –, mais parce que je n’assumais pas la place qu’on m’avait dévolue.

Jusqu’alors, j’avais constamment vécu replié sur moi-même. Hors de ma bulle, le monde m’apparaissait inquiétant, si dangereux que je refusais souvent d’en affronter la réalité. À celle-ci, je substituais, non pas des fantasmes, mais un amalgame stupide et néanmoins confortable de préjugés. Parti pris par parti pris, sur une fondation d’ignorance ou de paresse intellectuelle, se sont érigé des murs d’idées préconçues, de stéréotypes glanés çà et là, dans mon environnement proche. J’avais reconstruit mon monde, sans m’apercevoir qu’il n’était qu’une prison.

Et, dans cette élaboration bien personnelle, la putain est une garce et le pédéraste un dépravé. Il n’y a pas de place pour l’humain derrière ces mots.

Bien évidemment, lorsque ce vocable s’applique aux autres dont nous ne sommes pas, il n’est pas choquant, mais lorsque nous en sommes, de ces parias jusqu’alors traités plus bas que terre, on prend alors le parti pris en plein ventre, comme un retour de bâton. En soi se superposent deux hontes : celle d’être passé brusquement en territoire honni, de l’autre côté d’une frontière tracée par notre propre bêtise, à laquelle se substitue insidieusement celle d’avoir hâtivement jugé, sans savoir, des hommes et des femmes qui ne sont ni pires ni meilleurs que nous.

Stupide ! En approchant de mon baraquement, j’appréhendais de tomber dans un nid de stupre.

Or, mes compagnons de chambrée étaient des hommes ordinaires, que ces circonstances extraordinaires poussaient aux mêmes priorités que celles de tous les prisonniers : rester debout malgré les chutes, vivre d’expédients et de débrouilles, éviter le travail à la carrière du camp voisin du Struthof, se tenir éloigné de certains Kapos, du Gieckele ou du maître-chien Müller ; ne pas se trouver sous les roues de la voiture du boiteux commandant Bück, quand lui venait l’envie de s’amuser ; apprendre à courir vite et à regarder le sol, se boucher les oreilles pendant le concert des tortures, dormir pour vivre au moins dans ses rêves…

Dormir ! La nuit, ces hommes-là dormaient comme les autres. Moi, pour trouver le sommeil, je cherchais, dans mes souvenirs, qui était à l’origine de mes ridicules croyances. Le grand-père, sans doute, plus droit qu’un if, plus rigide qu’une tombe. Pas Mamama ! Trop bonne pour penser du mal de qui que ce soit !

Il y avait bien, dans la chambrée, quelques excentriques pour jouer les jeunes filles effarouchées, mais leurs extravagances, dans ce lieu sans vie, avaient fini par s’éteindre d’elles-mêmes.

Excusez-moi, Élisabeth, je me suis un peu égaré en route, mais je ne peux évoquer cette période sans avoir une pensée émue pour mes compagnons d’infortune, qui m’ont donné une belle leçon de vie. Moi, qui avais une piètre opinion de mes semblables en général, un exécrable préjugé concernant ces dissemblables en particulier, je les remercie aujourd’hui de m’avoir offert l’un des moments les plus… Comment trouver le terme approprié sans vous choquer ?... Les plus humains de ma vie.

J’ai toujours été rebuté par la violence, la brutalité dont les hommes font preuve dès qu’il s’agit de se confronter, à croire que les mots, les paroles, ne suffisent pas à régler les problèmes. J’apprécie peu l’exercice de la virilité, encore moins lorsqu’elle s’exprime à coups de poing, dans le but de dominer, d’imposer à autrui ce qu’on croit bon pour soi. Or, mes amis invertis partageaient, comme moi, cette répulsion pour la violence. Ils en avaient d’autant plus de mérite qu’ils en étaient régulièrement victimes, de la part de nos gardiens comme des autres prisonniers, dont les insultes fleuries volaient dès qu’il n’y avait plus d’uniforme à l’horizon. Mes amis privilégiaient la parole, et nos soirées, entrecoupées de bâillements, ressemblaient à de longues palabres murmurées, où nous mélangions nos histoires, comme autant de fils pour tisser un seul tissu. Solide et sans accroc. Chaque soir plus vaste, plus fin, que les gloussements des folles venaient parfois piquer d’une fleur colorée ou d’un motif criard. Même le Kapo de la baraque se joignait à nos soirées, en guettant, à l’unique porte, les clébards lâchés aux pieds des miradors.

Si vous saviez, Élisabeth, comme je suis nostalgique de cet esprit de cohésion que je n’ai connu nulle part ailleurs, ni à l’armée ensuite, ni à Tambov.

Mais je vois que vous êtes impatiente que je reprenne mon récit.

 

 

Publié dans Roman

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