LA CROISIERE. Une nouvelle de Laërte, Michel Montbazet, rencontré grâce à Babelio.

Publié par Michel Monbazet

Jules trépigne d’excitation. Il regarde tour à tour le ticket qu’il a entre les mains et l’écran de son téléphone. Cinq numéros bons, il a frôlé le jackpot au numéro chance près.

Dommage ! Mais quand même, fini la galère ! Il va toucher cent quatre-vingt-dix-huit mille euros et des poussières. Ce n’est pas la grande fortune mais ça permet largement de voir venir pour un moment. Et même un très long moment.

Soudain, il se fige ; « Pas question que cette salope de Brigitte en palpe la moitié ! Qu’elle reste avec son connard puisqu’elle a voulu me larguer. Ouais ! Mais comment faire ? La séparation n’est pas encore prononcée et si je mets de l’argent à la banque, elle va en profiter aussi. Putain ! Merde, merde, merde ! »

Il se renverse sur son fauteuil et manque de tomber en arrière. Il faut dire que ce fauteuil est un peu pourri. Il se dit qu’il va en profiter pour le changer et prendre un siège confortable et solide. « Un machin électrique qui monte et qui descend ». Maintenant, il a les moyens. « Oui, mais Brigitte ! Il faut que j’attende pour toucher l’argent que la séparation soit prononcée ? Non, trop long ! »

Et brusquement, une idée germe dans son esprit : la solution, c’est le vieux !

Norbert, son voisin.

Il lui fait ses courses régulièrement, ça lui fait un petit peu d’argent à chaque fois. C’est ainsi qu’il a mis Norbert dans sa poche. Au point que le vieux lui a donné procuration sur son compte ; ça lui permet de l’escroquer un peu ; pas beaucoup parce que la pension de Norbert, ce n’est pas terrible et il risquerait de tout vider vite fait, de tuer la poule aux œufs d'or, en quelque sorte. De temps en temps, il lui pique dix ou vingt euros. Ce n’est pas grand-chose, mais ça permet de se payer des coups à boire. « A l’année, ça doit me faire dans les cent euros ; euh.., plutôt deux cents. Ouais, bon, allez, cinq cents. » Le vieux n’y voit que du feu et Jules est un peu plus à l’aise avec son RSA.

Dans l’esprit de Jules, la combine est en train de voir le jour. Puisqu’il a la procuration, il met l’argent du loto sur le compte de Norbert et Brigitte n’en saura rien ni son putain d’avocat.

Le lendemain, Jules va donc chercher son chèque et il va le déposer à la banque de Norbert. Les employés au guichet le connaissent bien, et il leur explique que le vieux a gagné au Loto et que ça tombe bien, qu’il est super heureux, etc.. Chacun commente la chose. Tout le monde aime bien le vieux Norbert qui est toujours souriant malgré ses problèmes d’arthrose.

                  

                  - Et comment va-t-il ? Y a longtemps qu’on l’a pas vu.

     - Il marche plus beaucoup, mais ça va, ça va ! Vous pensez s’il est content. C’est moi qui lui ai validé son Loto.

     - Ha bon ? Vous êtes vraiment gentil avec lui. Il a de la chance de vous avoir. Vous vous en occupez bien.

 

La petite brune qui est au guichet plaît bien à Jules, mais il sent bien qu’elle n’est pas à sa portée. « Bientôt, bientôt, elles vont s’accrocher à moi, les meufs ».

Il continue de rêver à ce qu’il va faire avec cet argent. Première chose, un fauteuil. Après, aller se faire une super bouffe dans un restaurant chicos.

Et pendant le dîner, il continue d’échafauder des projets. Depuis très longtemps, il rêve de faire un voyage en bateau, une croisière. Il se moque des escales ; ce qu’il veut, c’est vivre la belle vie, se la couler douce sur le paquebot, se faire dorer autour de la piscine, faire la fête le soir, draguer les meufs et boire des cocktails. Sa vision de la croisière s’arrête là.

Alors, sitôt dit, sitôt fait, le lendemain, il fonce dans une agence de voyage et réserve pour un prochain départ. Il y en a un dans trois jours pour une croisière autour de la Méditerranée ; juste le temps d’acheter quelques affaires d’été, de faire ses bagages et on y est. D’abord, le TGV jusqu’à Marseille et la dolce vita commence.

A bord, il est reçu comme il ne l’a jamais été ; c’est un peu déroutant quand on vous donne l’impression d’être quelqu’un d’important alors qu’à plus de trente ans, on n’a jamais été foutu de trouver un vrai boulot et qu’on galère à longueur d’année.

Pendant deux semaines, il dépense sans compter. Le lendemain de son arrivée, il a rencontré une fille ; elle s’appelle Jennifer, ce n’est pas vraiment une beauté, mais elle est toujours prête à faire la fête et à aller au lit et c’est ça qui compte pour Jules. Désinvolte, il claque l’argent avec elle et en invitant les uns et les autres au bar. Jennifer est bonne fille ; elle essaye bien de l’entraîner lors des escales, mais Jules n’en a rien à faire de traîner avec elle dans les rues de villes encombrées pour voir des monuments ou pour faire les boutiques. Lui, ce qu’il veut c’est jouer au grand seigneur et coucher avec Jennifer en faisant des expériences sexuelles qui ne sont pas toujours du goût de cette fille naïve.

 

      - Ha, non ! Jules, ça c’est dégoûtant.

      - Mais, non, tu n’as jamais essayé.

      - Oui, Jules, mais j’ai pas envie.

    -T’as pas envie, mais c’est nul ! Faut tout essayer dans la vie. Tiens, si t’es d’accord, après je vais t’acheter le maillot de bain que t’as vu à la boutique tout à l’heure.

 

Il arrive à ses fins en lui faisant miroiter une récompense, qu’elle attend parfois assez longtemps parce qu’il oublie très vite ses promesses.

C’est ainsi qu’il s’éclate comme jamais il n’a pu le faire, parce que personne ne le connaît sur ce bateau et que ceux qu’il croise le considèrent comme un personnage dont ils peuvent profiter.

La croisière passe comme un éclair et quand elle se termine, c’est comme une gifle, une énorme, une gigantesque gifle.

Il a l’impression qu’il vient tout juste d’embarquer. Et pourtant, il faut rentrer.

 

Jules revient chez lui un peu dérouté, mais surtout totalement épuisé. A la descente du bateau, Jennifer a bien essayé de s’accrocher à lui, mais il est vite parti en courant. De toute façon, elle habite à l’autre bout de la France. Il pourrait déménager et partir vivre avec elle, mais il n’a pas envie. Il sait qu’il en aurait vite marre de cette fille trop naïve. Il préfère continuer à vider son petit magot et de s’en sortir avec ses petites combines.

Arrivé chez lui, il se couche et s’endort pour une éternité.

Du moins, c’est ce qu’il croit.

Des coups violents frappés à sa porte le réveillent brutalement.

Encore dans le coaltar, il se lève et va ouvrir. Là, il se trouve devant deux hommes dont l’aspect extérieur n’invite pas à la rigolade. Derrière se tient Momo, l’épicier d’à côté. En fait, il s’appelle Djamel, mais tout le monde l’appelle Momo, parce que, parait-il, tous les épiciers arabes s’appellent comme ça. L’un des deux mecs lui demande :

 

      - Monsieur Jules Moineau ?

      - Ouais ! Qu’est-ce qui se passe ?

      - Police ! Lieutenant Flamant. Vous connaissez monsieur Norbert Cormoran.

      - Ouais, c’est un voisin à qui je rends des services.

      - Vous ne faites pas seulement lui rendre des services. Vous avez la procuration sur son compte en banque.

      - Oui, je vais à la banque pour lui. Ils me connaissent bien, là-bas.

      - Bon, habillez-vous et suivez-nous s’il vous plaît !

 

Ils l’emmènent au commissariat, et là, ils commencent à l’interroger sur sa vie et ses relations avec Norbert.

 

      - Vous lui faites ses courses combien de fois par semaine ?

      - Quand il en a besoin, quelquefois tous les jours.

      - Et depuis combien de temps il vous a donné procuration ?

      - Combien de fois vous allez à la banque pour lui en une semaine ?

      - … en un mois ?

      - Est-ce que vous lui montrez les tickets de ce que vous achetez pour lui ?

 

L’interrogatoire dure comme ça pendant plus d’une heure. Et brutalement, ils abordent un autre sujet :

 

      - Vous saviez qu’il avait beaucoup d’argent sur son compte ?

 

Là, Jules commence à se sentir mal ; il se rend compte que c’est là qu’est le problème.

 

      - Oui, c’est moi qui ai déposé le chèque.

      - Oui, et c’est vous qui le dépensez.

      - Mais l’argent est à moi, j’ai gagné au Loto et j’ai mis l’argent sur son compte.

     - Reconnaissez que ce n’est pas ordinaire. D'ailleurs, ce n’est pas ce que vous avez dit au personnel de la banque. Vous avez dit textuellement que Monsieur Cormoran avait gagné au Loto et que c’est vous qui aviez validé son coupon.

      - Oui, mais c’était pas vraiment ça. C’est moi qui ai gagné…

     - Donc, vous gagnez au Loto et vous mettez l’argent sur le compte de votre voisin et vous pensez que nous allons vous croire ?

      - Je sais bien que c'est pas courant, mais c’est à cause de ma femme.

      - Bien sûr, c’est votre femme qui vous a demandé de faire ça. Or, elle n’était pas au courant de cette histoire de Loto. Bon, on ne va pas perdre notre temps plus longtemps. Vous verrez avec le juge s’il est d’accord pour vous croire.

 

Et ils l’inculpent de détournement de fonds.

Pour finir, il est déféré devant un juge où il apprend que le vieux Norbert est mort pendant qu’il s’éclatait sur la Méditerranée, qu’un neveu sorti d’on ne sait où, qui ne s’en occupait pas de son vivant a découvert que son oncle avait un compte en banque bien garni et qu’un petit malin le pillait sans vergogne. Le juge le met en examen pour détournement de fonds et abus de faiblesse.

 

Jules a passé quelques semaines en prison, avant d’être libéré pour pouvoir rembourser ses dettes. C’est-à-dire tout ce qu’il a dépensé depuis qu’il a gagné au Loto, plus une amende salée et les dépens. Non seulement, il a perdu l’argent du Loto, mais il se retrouve avec des dettes faramineuses. Ne lui reste que le souvenir de cette croisière où il a pu se croire pendant deux semaines le roi du monde. Même son fauteuil neuf qui monte et qui descend lui a été saisi comme son ordinateur qui ne valait pourtant pas grand chose.

Quand il y repense, il se demande comment il aurait pu éviter ça, et puis, il se retourne sur son lit, et il se dit qu'il est insolvable, alors...

 

Michel Monbazet

 

Publié dans Nouvelles

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