LETTRE A EMMANUEL MACRON

Publié par Annick Kiefer

Il y a six mois, j'adressai cette lettre, manuscrite, à la Présidence.

Pas de réponse.

Maman est morte

 

Monsieur le Président de la République,

« Je vous fais une lettre, que vous lirez peut-être, si vous avez le temps… »

Je ne viens pas de recevoir mes papiers militaires, mais c’est bien une guerre que je mène en ce moment. Je ne déserte pas : j’assume ma place d’enfant qui rend, par ses attentions, sa tendresse, sa présence, l’amour et les soins que sa maman lui a donnés jadis. Je rends ce qu’elle m’a donné durant l’enfance. Mais que lui rend ce pays dont elle est citoyenne, pour lequel elle a cotisé toute sa vie durant ?  N’est-ce pas l’Etat qui déserte ?

Je vais vous conter une histoire, celle d’une dame de quatre-vingt-deux ans, qui a appris de la vie qu’il ne faut pas s’en plaindre ; une dame discrète, un peu sauvage, aimée de ses voisins, appréciée de ses rares amis que le temps progressivement disperse et sépare. Une dame qui n’exige jamais rien pour elle-même, passe son temps à s’excuser d’exister.

C’est l’histoire d’une femme au foyer, mère de deux enfants, épouse d’ouvrier, qui s’est occupée de son mari atteint de la maladie d’Alzheimer. Ensemble, au cœur des « Trente Glorieuses », ils ont bâti leur rêve de réussite : une maison à la campagne, sur un vaste terrain. Une maison désormais trop grande, dans un village éloigné des lignes de train et de bus, elle qui ne conduit pas. Veuve depuis quatorze ans, elle se débrouille plutôt bien pour quelqu’un qui n’a jamais suivi ses comptes ni ne s’est occupé des paperasses, qu’elle entasse dans tous les recoins selon son humeur. Elle dépense sans compter sa pension de réversion pour les chats, les oiseaux, mais se nourrit à peine.

Vous voyez, c’est une vie simple, une histoire sans histoire d’une française qui paye ses factures rubis sur l’ongle, qui angoisse au sujet d’éventuels oublis sur sa déclaration d’impôts, donne sans compter aux associations ; de quelqu’un qui ne peut recevoir sans se sentir redevable et vouloir rendre au centuple le peu qu’elle a reçu, à croire qu’elle ne mérite pas les cadeaux, à croire qu’elle est indigne. Mais qui est indigne ?

C’est une histoire jusque-là fort banale puisqu’elle est celle de la plupart des gens, ces taiseux, humbles et fiers, qui ne demandent rien à cette vie qui ne leur a pas fait de cadeaux ! En bon petits soldats, ils ont constamment obéi au doigt et à l’œil à l’autorité, parfois en maugréant, mais jamais en retard sur les échéances ou les rendez-vous. Leurs enfants devaient filer droit. Respect et soumission, voilà ce qu’ils inculquaient à leur progéniture.

Droits et honnêtes, ils ont rempli leur part du contrat. Qu’en est-il de la part de l’Etat dont ils sont, dont nous sommes tous contributeurs ?

Un jour, ce qui semblait durer toujours s’arrête. Et voilà que celle qui ne voulait surtout rien devoir à personne, celle qui refusait toute aide, se retrouve brusquement confrontée à une cruelle réalité : la dépendance.

Je vous raconte une histoire à dormir debout chaque nuit, par la crainte du drame.

D’abord la première chute dont elle se relève, après trois heures dans la neige, soutenue par ses gentilles voisines jusqu’à son canapé. Ouf, plus de peur que de mal. Ce n’est rien, dit-elle, j’ai seulement froid ! On appelle son médecin traitant, sans doute débordé, comme tout médecin généraliste qui se respecte dans notre cher pays qui ne soigne plus ses souffrances. Sommes-nous à ce point masochistes pour avoir si peu de médecins dans certains territoires ?

Quand vous êtes refroidi, Monsieur le Président, votre médecin accourt à votre chevet comme il l’a fait avant auprès de vos prédécesseurs, sans que vous ayez à téléphoner chaque jour, plusieurs fois par jour, et qu’une secrétaire garde-chiourme fasse barrage.

A la deuxième chute, la dame est conduite aux urgences d’un hôpital vétuste d’une petite ville. Dans la salle d’attente, sa fille pense qu’il va bientôt fermer. C’est un samedi, on ne la garde pas : il n’y a pas de lit. La fragile dame a passé un examen, une simple radio, avec mention retour au bercail, dans la maison vide à la campagne.

Quelques jours plus tard, c’est aux urgences de la grande ville qu’elle est conduite un dimanche matin. Là, on la traite plus sérieusement : radios, scanner, prise de sang, etc. Elle a réussi ses examens : hormis une dégénérescence du cerveau liée à l’âge, et un autre problème que l’urgentiste semble minimiser, les notes sont bonnes : elle peut rentrer chez elle. La fille explique qu’elle vit seule, que les voisins, qui viennent chaque jour la voir, passent leur temps à la ramasser, rien n’y fait : c’est dimanche : il n’y a pas de lit.

« La vie est un long fleuve tranquille » pour les bien-portants : la dame mangera ses raviolis dans son propre lit.

Sauf qu’elle ne mange pas, elle ne mange plus. Chaque jour est avalé de travers, également pour sa fille qui la voit rapidement décliner. Plus de force, plus d’initiative, uniquement le sommeil comme horizon et le mal dans les chairs. Et les mots qui fuient, qui s’envolent et que sa fille rattrape, lui renvoie pour qu’elles jouent encore longtemps la rengaine familière des échanges. Les mots tombent, vides. Les gestes aussi, les objets, lourds dans sa main qui lâche, ou qui cramponne. Du jour au lendemain, elle ne sait plus téléphoner ni ce qu’est un téléphone, le confond avec la télécommande de la TV qu’elle ne regarde plus. Les heures ont maintenant le poids des jours, des semaines : rien ne va plus. Elle va du lit médicalisé, tout juste installé, à la chaise percée toute neuve, placée près du lit. Parce que son monde se restreint, perd ses proportions d’avant, se rapetisse au champ de ses centres d’intérêt. Aucun ! Même ses chats lui sont indifférents, et ses oiseaux que sa fille a cessé de nourrir.

Et le médecin qui ne vient pas. Le garde-chiourme dit qu’il passera mais ne sait pas quand. Ce médecin qui est aux abonnés absents quand sa patiente, toujours patiente, a des absences. Dans quel monde vivons-nous, Monsieur le Président, je vous le demande ?

Tout est désormais fait pour que la dame puisse rester dans sa maison à la campagne : des heures de présence d’une aide à domicile sont prévues pour la semaine suivante ; outre le lit, le rehausseur au WC, le déambulateur et la chaise percée, la dame dispose également d’une alarme qu’un technicien d’une association vient lui expliquer. Mais c’est déjà trop tard : la dame ne comprend pas ses explications. Elle est trop confuse, trop épuisée. Et puis, le système inquiète sa fille. Directement relié au Samu, il présuppose, lorsque le Samu rappellera sur son téléphone pour s’informer de la situation, qu’elle puisse décrocher. Or, la dame n’est plus en mesure de le faire. Comme elle ne sait pas qu’il faut endosser le pendentif avant de se lever.

Alors, elle se lève dans la nuit pour aller aux toilettes. Elle retombe. Il est deux heures du matin. Sa fille, qui dort dans une chambre éloignée, a mis son réveil à trois heures du matin. Trop tard. Lorsqu’elle arrive, elle trouve sa maman coincée dans un angle de la pièce, la main cramponnée au siège percé. Elle ne peut pas la relever, la couvre d’une couverture et bipe l’alarme.

Aux urgences de la grande ville, sans doute se dit-on que c’est quand même la troisième fois en un peu plus d’une semaine que la dame effectue ce voyage inutile en ambulance. Même si elle ne s’est rien cassé, il serait peut-être temps de prendre en compte ses difficultés. Sans doute, puisque la dame est conduite le jour-même dans l’hôpital de la petite ville, là-même où est mort son mari quelques quatorze ans plus tôt.

Sa fille est soulagée. Lorsqu’elle s’était penchée sur elle en attendant les secours, sa maman, un vague sourire aux lèvres, lui avait confié « Je suis presque soulagée d’aller à l’hôpital. »

La conscience plus tranquille, sa fille a pris le temps avant d’aller voir sa mère à l’hôpital. Elle a peur, peur qu’on lui dise que sa maman rentrera le soir-même à la maison, peur qu’il faille attendre la sixième chute, et une fracture, pour qu’on la soigne.

Maintenant, sa maman est en sécurité, pendant quelques jours. Mais après ? Sa fille aimerait qu’elle poursuive sa convalescence en maison de repos, mais, là-aussi, les places sont rares. Va-t-elle retrouver sa maison avant de recouvrer ses esprits ? Sa fille va-t-elle à nouveau amputer sa vie de famille afin de veiller sur sa mère ? Les voisins vont-ils à nouveau vivre la boule au ventre ? Le téléphone va-t-il annoncer une mauvaise nouvelle chaque jour ?

Le généraliste va-t-il enfin venir ?

Des dames ou des messieurs qui tombent, il y en a beaucoup, mais moins que les larmes que l’on peut verser devant la paupérisation de notre système de soins, alors que nous vivons dans un pays dit développé et riche. Riche grâce aux sacrifices et à l’abnégation de tous ces gens humbles, simples, tous ces taiseux qui râlent pour eux-mêmes mais n’osent jamais dire, jamais exprimer leurs griefs au-delà de la sphère familiale ou amicale.

C’est bien grâce à cela que le système tel qu’il est, dans nos sociétés libérales, fonctionne : sans la masse silencieuse, naïve d’accepter les faux-combats que les puissants, les nantis, leur jettent en pâture, lorsque ils opposent les « fainéants » chômeurs aux fonctionnaires, en faisant passer ces derniers pour des privilégiés quand ils ont consenti maints sacrifices, lorsque ils attisent des querelles de clocher quand eux seuls, les puissants, les nantis, regardent le ciel paré des milles feux de leur seule gloire. Sans le peuple, donc, sans les petites gens, Monsieur le Président, ceux qui régissent nos sociétés ne seraient rien. Respectez-les. Respectez-nous !

Tels que vous êtes tous, les grands de ce monde, politiques main dans la main avec les grands patrons, les chefs d’entreprise, les banquiers et les milliardaires, vous mettez le mot « peuple » à toutes les sauces, quand, en vérité, vous privez celui-ci des miettes du banquet. Il est à se demander si cette façon condescendante de diriger la nation, voire le monde, ne correspond pas à des desseins plus pervers : richesse et pouvoir pour les uns, sang et douleur pour les autres, la masse, cette fameuse masse trop farcie de malbouffe et de sucre pour se bouger le derrière rebondi, cette masse qu’on menace de chômage dès qu’elle revendique, ces gens qu’on presse comme un citron avant d’en jeter la peau, comme disait à peu de choses près Mamadou dans la chanson de François Béranger.

Monsieur le Président, Messieurs les nantis, ouvrez-les yeux à défaut d’ouvrir vos bourses, puisqu’il semble que, sans argent, vous n’êtes plus rien. Soyez au moins des hommes respectueux de ceux qui vous ont faits, vous ont menés au sommet d’où vous les toisez. Ne soyez pas un loup pour l’homme ! Et cessez de jeter au milieu de la meute des bouts de gras qui alimenteront les conversations durant suffisamment de temps pour nous détourner des vrais problèmes.

La meute a faim. Les gens ont faim de respect. Nous ne voulons plus vos restes. Nous voulons ce qui nous est dû, dans une société qui se targue d’être parmi les meilleures, la patrie des droits de l’homme, et tatatata, et tatatata.  Des réformes ! Le mot à la mode, toujours dans votre bouche comme dans celle de vos prédécesseurs. Rien de nouveau sous le soleil et les lustres de l’Elysée ou de Matignon. Depuis des lustres !

Aussi, quand je vous entends, Monsieur le Président, rétorquer à une retraitée qui se plaint de sa faible retraite, que sa génération a cotisé pour celle d’avant, et que ce sont les jeunes qui désormais cotisent pour elle, quand je devine votre morgue lorsque vous déblatérez cette évidence comme si elle était inscrite dans le marbre et que le système était parfait, je ne peux que m’indigner. N’y a-t-il pas là une réforme à mettre en œuvre ? Ne serait-il pas logique, normal, que cette dame, ainsi que toutes les personnes qui ont travaillé toute leur vie, qui ont contribué aux richesses de la nation, bénéficient, non pas d’avantages, mais simplement de leurs droits ? Etre soigné, être bien traité, dans le respect de la personne et de sa dignité, ne sont-ils pas des droits élémentaires dans le pays des Droits de l’Homme ? Nos vieillards ne sont-ils plus des Hommes ? Ont-ils perdu leur majuscule ? Sont-ils à vos yeux minuscules ?

Trouvez-vous normal qu’un médecin généraliste ne se déplace pas à domicile à la campagne ? Qu’il n’y ait pas de candidats pour reprendre les cabinets des médecins en fin de carrière ?

Trouvez-vous normal qu’une personne âgée soit renvoyée chez elle parce qu’il n’y a pas de lit ? Que certains vieillards meurent chez eux parce que leur mal a été sous-estimé ?

Trouvez-vous normal qu’on ne puisse aller en convalescence par faute de place ? Que, sans le repos ou la rééducation nécessaires, la société ne gagne, en finalité, ni temps, ni argent, puisque le malade perdra les bénéfices de son hospitalisation ?

Trouvez-vous normal que certains envisagent de demander aux individus de souscrire une assurance dépendance alors que nombre de personnes n’ont même pas les ressources pour vivre décemment ? 

Monsieur le Président, je sais que ce n’est pas vous, le Président normal. Je sais que, malgré vos prétentions, vous ne pouvez pas tout. Mais vous qui parlez de respect, je vous suggère de faire en sorte que l’Etat en éprouve un peu pour nos anciens. Evidemment, lorsque vous serez vous-même âgé, vous n’aurez pas de souci à vous faire, mais qu’en est-il des Français et de tous ceux qui ont élu domicile sur notre sol, en partie parce qu’ils espéraient ici être bien soignés ? Qu’aurons-nous, d’ici demain, à leur offrir, à nous accorder ? Serons-nous assez aveugles et prétentieux pour croire que notre système de soins est meilleur que celui du Royaume-Uni, quand les moyens de nos services publics ne cessent d’être amputés ?

Monsieur le Président, tout le système de soins français est à revoir, de fond en comble : sus au paiement à l’acte, au bilan comptable des services, à la guerre des services et aux informations qui ne franchissent pas les portes coupe-feu, aux actes réitérés pour justifier de l’existence d’un hôpital, à l’encombrement des urgences. Cessons d’accabler les trente-cinq heures et l’impact négatif qu’elles auraient eu. Depuis le temps, je pense que le système, s’il était bien pensé, aurait retrouvé un équilibre.

Je vous rappelle qu’une minorité de personnages, en ce monde abracadabrantesque, - encore un de vos prédécesseurs qui, malheureusement, du moins je le suppose, est confronté à cette même problématique, mais du côté aisé -, je vous rappelle donc que quelques-uns se partagent quatre-vingt-dix pour cent des richesses mondiales. Il y aurait, il y a de l’argent pour soigner les malades et les grabataires, pour faire en sorte que leurs dernières années soient paisibles et dans le respect de leur intégrité physique et morale. Quel que soit leur choix, même s’il n’y en a plus et que point à leurs yeux troubles la rigide silhouette d’une maison de retraite.

L’Etat devrait casser l’image du mouroir à laquelle nous associons tous les maisons de retraite, par des campagnes de publicité, afin de faciliter ce passage presque obligé aux plus réticents, ne serait-ce que dans notre imaginaire. A l’Etat de permettre à ces endroits d’être un lieu de vie, aussi bien pour les résidents que pour le personnel. A vous donc, à votre boulimie de réformes, de prendre à bras le corps la problématique de la dépendance.

Trop longtemps, le pouvoir a fermé les yeux. Un jour où l’autre, vous risquez d’y être confronté, que vous le vouliez ou non. On a beau être Président de la République, on n’est pas à l’abri des atteintes de l’âge. Il serait dommage d’attendre qu’un de vos parents en soit affligé pour en prendre conscience.

« S’il faut donner son sang, allez donner le vôtre, vous êtes un bon apôtre, Monsieur le Président ! ». Faut-il être soi-même touché pour s’émouvoir ?

Soyez conscient, soyez aussi vigilant, car un jour, il est possible que les gens en aient marre, que quelqu’un leur dise « Refusez d’obéir ! ». Vous n’aurez plus qu’à prier que cette voix ne soit pas portée par les extrêmes, ne sorte pas des urnes.

Votre élection, Monsieur le Président, a été rendue possible grâce à votre adversaire. Quand je vous vois, si sûr de vous, si fier de vous et de votre éloquence, je suis persuadée que vous l’avez oublié.

Méfiez-vous : sous l’eau qui dort grouillent des bêtes malsaines qui vous survivront et se nourriront de nos dépouilles en se moquant du genre humain ! Pourrait-on leur donner tort ?

Monsieur le Président de la République Française, sachez que les français ne désertent pas : ils désirent, du mieux possible, assumer la place qui est la leur, pour les leurs. Encore faudrait-il qu’ils aient une place.

A l’Etat de la leur faire !

Veuillez agréer, Monsieur le Président de la République, l’expression de ma très haute considération.

 

Annick Kiefer

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :