A la frontière - Malgré eux: extrait

Publié le par Annick KIEFER

A la frontière - Malgré eux: extrait

Doucement, il laisse son esprit divaguer, dans l’espoir que le sommeil le prenne, mais ce sont à nouveau les souvenirs qui s’emparent de lui et déchiquettent ses rêves. Il se lève, s’attable à son bureau, sort un cahier du tiroir et, après avoir taillé au couteau un crayon de papier, se met à écrire.

Malgré moi, j’ai tué ma mère. Malgré moi, j’ai fait la guerre, emporté telle une brindille par les eaux boueuses de l’Histoire.

Cette proximité avec la mort m’a donné un avantage sur mes camarades de combat : je n’avais aucune crainte de mourir. Mieux, je rêvais qu’enfin cette vie macabre explosât en vol, en mille morceaux de mon être, lesquels, de mon vivant, n’avaient jamais été soudés. Mourir au front n’était pas pour moi un affront, mais le simple morcellement physique correspondant fidèlement à ma désintégration intérieure.

Mais la mort ne voulait pas de moi ! J’ai participé à de nombreuses batailles. Certains de mes camarades trouvaient mon courage héroïque, quand je ne faisais que la provoquer. D’autres, comme un gars d’Hirsingue avec lequel j’avais sympathisé – ce qui est un grand mot pour qui me connaît - critiquaient mon insouciance. « On dirait que tu veux te faire tuer ». Paul avait tout compris !

S’il y avait quelque chose à comprendre à la guerre pour un Malgré Nous !

Je suis né mort. Ma mère a lâché son dernier souffle avant même que je ne pousse mes premiers pleurs. Elle m’a donné sa vie en plus de la mienne, m’a chargé de sa mort, à charge pour moi de vivre. Impossible ! Vie et mort se confondent, sont sœurs d’affliction, de désespérance.

Je n’aime pas la vie et elle me le rend bien. La mort m’est un paysage plus familier, une présence amicale et consolatrice. C’est lorsqu’elle est proche que je me sens le plus serein. Les rares fois où je m’en suis éloigné, où exister apparaissait comme un miraculeux mirage, elle se rappela à moi en tarissant l’onde transparente de la félicité. C’est à chaque fois la même chose : lorsque j’oublie de souffrir et que mon cœur, enfin, bat en accord avec les pulsations vitales, un être cher disparaît, ou s’attache à d’autres qui possèdent cette capacité innée de la joie. Un lieu de ressourcement est du jour au lendemain transformé, saccagé, comme si mon destin était de perdre, toujours et encore, tout ce qui aurait pu me sauver de moi-même.

Je ne crains pas la mort. Je suis venu au monde pour la vivre chaque jour, pour l’éprouver au quotidien. Le bonheur, à l’inverse, me blesse et me fragilise. C’est pourquoi je le fuis.

La mort est ma compagne de vie, tolérante et miséricordieuse, à l’écoute de mes traumatismes. Elle sait que je la désire, et attend patiemment le moment où je me jetterai dans ses bras.

Nous étions arrivés en août 1944 sur le front de Prusse orientale et de Lituanie. Nous dormions dans des tranchées gorgées d’eau putride, infestées de grenouilles qui éclataient sous nos épaisses semelles comme des pommes pourries. Ça nous faisait rire et faisait passer le temps, tandis que les balles russes rasaient nos casques. On passait des heures à observer ces bestioles, à écouter les Russes dont l’occupation favorite était de se disputer, si on se fiait à leur ton véhément, quand leur artillerie ne jouait pas son concert assourdissant d’orgues de Staline, en tirs groupés qui semaient la panique dans notre fourmilière.

Comme il nous était interdit de répliquer, parce que la puissante armée du Reich était dorénavant dépourvue de munitions, je comptais les coups, estimais les distances et les ravages, tandis que Paul, lui, notait phonétiquement dans son calepin, qui ne quittait pas sa vareuse, les mots russes qu’il venait d’entendre.

Il était tombé amoureux d’une jolie blonde à fossettes, à la poitrine opulente et au derrière étroit, lors d’une de ses permissions à… Je ne me souviens plus où… Ravages des carences de la malnutrition, sans doute. Il s’était promis de l’épouser une fois sorti de ce guêpier.

Depuis la défaite de Stalingrad, début 1943, et la capitulation, au grand dam d’Hitler, du maréchal Paulus, ça sentait la fin pour cette armée toute-puissante.

Oui ! On peut dire que l’armée du Reich, la fierté d’Hitler, était en piteux état, l’uniforme crotté, une mauvaise barbe mangeant les visages aux traits exténués. Le fanatisme aveugle n’était plus de mise, seuls les gradés espéraient encore et houspillaient sans cesse les soldats épuisés qui priaient pour en voir enfin la fin, eux qui avaient mis Dieu au ban de leur parfaite société comme le reste des hommes.

Certains de ces soldats n’avaient pas davantage choisi leur destin que moi, mais nombre de ces types, notamment ceux de la SS, à force d’atrocités commises au nom d’une idéologie, avaient oublié depuis longtemps leur état d’humain pour se transformer en machine de guerre. Ceux-là, dès que nous parvenait enfin l’autorisation de tirer, se défoulaient sur un ennemi invisible comme au stand de tir d’une fête foraine. Leurs nerfs et le culte de la suprématie de leur race les avaient conduits aux pires excès. Et l’impuissance, l’immobilité auxquelles les obligeait la fin du mythe, rendirent plus cruels encore ces fous de guerre.

Oh ! Je n’étais pas meilleur que ces hommes ! Moi aussi, j’avais combattu et peut-être tué. Mais si je l’ai fait, c’était avec la nonchalance et le découragement que je mets dans chaque chose. Je ne suis pas allemand. Je n’ai rien choisi : ni de faire la guerre, ni de quel côté, pas plus que de ne pas la faire. Louis et ses amis m’avaient assez reproché mon absence de convictions !

Non ! Je n’étais pas meilleur ! Mais, cette façon naturelle que j’ai de rester à l’écart du monde, aussi bien de ses fanatismes que de ses luttes, si elle me maintient en général entre deux eaux, dans un état de froideur affective, me protège en retour de toute cruauté, de tout aveuglement. Glacé et sans relief à l’intérieur, d’apparence désabusée, j’ignore les excès et méprise ceux qui s’y livrent.

À l’image de certains de ces soldats avec lesquels j’avais connu le front et qui avaient le toupet, au nom de leur idole à moustache carrée, de nous menacer, nous, les Alsaciens, les Lorrains, les vers rampants au cœur du fruit, de nous faire la peau au moindre signe de faiblesse.

Au nom de leur chef hystérique, je les ai vus se livrer aux pires atrocités. Et, si j’y ai assisté, c’est que je n’étais jamais loin, montant la garde devant un village dont on avait regroupé les habitants dans une grange, ou fouillant les greniers à la recherche de draps ou de cordes pour pendre les ennemis du Reich, c’est-à-dire les vieillards, les mômes qui, la veille encore, tétaient un sein aujourd’hui dur et froid.

Je n’étais jamais loin… jamais loin de vomir. D’ordinaire, c’était en moi que se passaient de telles horreurs, cette part sombre et masochiste qui consacrait ses jours à torturer cet autre que je n’étais jamais devenu, cet enfant insouciant dont la vie est un jeu. J’avais appris à vivre avec. Je n’avais pas appris à voir jouer ces horribles scènes devant moi. Alors, je me résolus à fermer les yeux sur le tableau hideux de la nature humaine, à l’aborder comme une fausse réalité, un cauchemar hantant d’autres esprits, ce qui me rendit la guerre supportable. Tout cela n’existait pas ! Je pouvais décider qu’elle n’existait pas ! J’avais ce pouvoir ! Je pouvais me mouvoir dans une scène, participer à un dialogue, commettre un acte, me donner en spectacle, tout cela n’avait que la réalité que je voulais bien lui accorder.

Sous les ordres, parfois sans qu’on m’y force vraiment, je suis devenu le cerbère de cet enfer ! Aveugle au sang, sourd aux cris et aux bombes, je n’étais plus là, mon âme volait loin de ces terres rouges et glacées. Mes yeux se sont sans doute posés sur l’insupportable, l’inadmissible, mes oreilles ont été pénétrées par les râles inhumains de la mort qui rampe, mes valeurs ont été brassées par toutes ces remises en question que l’indignité induit. Oui ! Certainement !

Mais je n’ai pas de réels souvenirs de cela, parce que mon âme n’en a pas été touchée. Je me rappelle les images, les couleurs, comme la projection d’un mauvais film. Les souffrances que je portais trouvaient enfin une résonance extérieure, étaient reprises en écho. J’en étais, d’une certaine façon, soulagé.

J’étais un bon petit soldat, qui n’avait pas besoin qu’un gradé le menace de son arme pour exécuter aussi bien les ordres que les gens.

En cet été 1944, un certain pessimisme s’était insinué dans les cerveaux les plus obtus de l’état-major allemand, ce qui se traduisit sur le terrain par un fatalisme démobilisateur. La glorieuse armée du Reich ne s’était jamais remise de sa défaite à Stalingrad : conditionnée pour rester invincible, elle s’écroulait notamment par péché d’orgueil. Il est vrai que la neige, le blizzard et le froid, avaient contribué à la chute du colosse, mais je pense pour ma part que, moins assurés de leur suprématie, les Boches n’auraient pas vacillé sur leur base à la première vexation.

Dans nos rangs disséminés se propagea l’idée de défaite, tandis que la panique gagnait les plus irréductibles officiers. Nous, Alsaciens et Lorrains, soldats de seconde zone, nous nous en portions paradoxalement mieux. Jusqu’alors étroitement épiés par les Boches qui n’avaient aucune confiance en nous, nous avons senti la surveillance se relâcher.

Les conditions étaient enfin réunies pour déserter et rejoindre les lignes russes, m’avait dit Paul en m’agitant sous le nez un tract envoyé dans nos lignes. « Les Russes ne sont pas vos ennemis… Qui restera aux rangs de l’armée allemande ne retournera pas vivant chez lui ». Je l’écoutais à peine : vivre était son histoire, son projet, pas le mien !

Il revint à la charge dès le lendemain. J’ignore de quelle manière, mais Paul intercepta une liaison téléphonique russe, dans laquelle les Soviétiques faisaient état de leur projet d’attaquer les forces allemandes le 6 octobre. Il essaya de me convaincre de m’enfuir avec lui la veille de l’attaque.

Mieux vaut être de leur côté, s’excita Paul, il suffit de dire la vérité, qu’on est français, et ils nous accueilleront comme des rois. Ils aiment la France !

Comme je ne bronchais pas, le sourire de Paul le quitta.

T’es un drôle de type, finit-il par conclure, résigné.

Le dos collé à l’argile molle et baveuse de la tranchée, la peau des fesses trempée, j’ai distraitement écouté son plan de désertion, fomenté avec d’autres Alsaciens de notre groupe qui l’attendaient au nord de la tranchée. Il parla de cette fille qu’il allait épouser le plus tôt possible, et ramener en Alsace après cette saloperie de guerre. De la fête qu’on se ferait tous les deux à notre retour. Puis, il se leva, me tendit une main glacée et mes doigts craquèrent dans sa large paume.

Dès le lendemain et durant trois nuits consécutives, la voix de Paul, accentuée par un haut-parleur, avec un enthousiasme qui sonnait faux pour qui le connaissait bien, tenta de convaincre les derniers Alsaciens Lorrains restés dans les troupes allemandes, et dont je faisais partie, de déserter. Il avait donc réussi à passer chez les Russes sans se faire descendre. Mais quand verrait-il sa fiancée ?

Au lendemain de la troisième nuit, les bolcheviques lancèrent l’assaut. J’ai suivi les autres hors de la tranchée. J’ai marché vers les lignes russes, les bras inertes le long du corps, sans mon arme que j’avais laissée dans la boue derrière moi. Mes camarades rampaient dans la gadoue autour de moi tels des vers, me suppliaient de me baisser. Les voir, si misérables à vouloir préserver leurs minables existences, quitte à perdre toute dignité, me conféra alors, je m’en souviens encore, un sentiment de toute-puissance inédit. Sans doute pensaient-ils que je me croyais à l’abri des balles, alors que mon corps entier les réclamait. Et c’est ce désir viscéral de mourir qui me rendit immortel, tandis que j’avançais d’un pas décidé, sourd aux plaintes infantiles des autres soldats.

Mon offrande à la mort, l’assurance et la joie que j’éprouvais alors, de bientôt lui appartenir, me forgèrent une carapace protectrice sur laquelle glissèrent les balles des soldats russes, dont je voyais distinctement le visage. Leurs faces étaient rougies par le froid cinglant de cette morne plaine constamment blessée par les claques de la bise. Leurs masques étaient de haine et de cruauté, de rage alors qu’ils ne parvenaient à m’abattre. Quand l’un d’eux se rua sur moi, me saisit violemment par les manches de ma capote pour me tirer derrière sa ligne, c’est toute une meute de Moujiks avinés qui s’en donna à cœur joie dans mes côtes et mon visage, qui souriait sous les coups. Mon corps glacé trouva, dans cette bousculade, matière à se réchauffer. Et la violence déferlant en martèlements réguliers comme sous la grêle, loin de me blesser, me rappela que j’étais encore vivant. Et cela m’attrista.

 

En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, je me retrouvai quasiment nu sur la terre gelée. Les Russes se battaient entre eux pour chacune de mes bottes, pour les rares trésors encombrants mes poches : un peu de tabac et quelques pièces dans lesquelles ils plantèrent leurs dents gâtées. On me laissa mon uniforme de l’armée allemande et on m’enferma avec d’autres prisonniers dans un enclos de fortune à l’arrière des combats.

J’y retrouvai Paul qui, en trois jours, avait perdu le poids de ses illusions. Lorsqu’il me vit, il vint vers moi, les mains dans les poches d’un pantalon trop court pour sa longiligne silhouette. Ses pieds étaient enveloppés d’une sorte de bandage, qui se défaisait à chacun de ses pas tandis qu’il approchait, un sourire peiné sur son visage maculé de boue. Je jetai un regard périphérique.

Parmi nous, quelques Alsaciens harcelaient les gardes en leur serinant qu’ils étaient des Français, « Frantsouski » enrôlés de force dans l’armée du Reich. Je leur reconnaissais un certain courage, car ils étaient comme des vagues montant à l’assaut des falaises : les Russes étaient des brutes énormes, enlaidies par une stupidité animale et les rigueurs de ce pays immense comme un continent, glacial et vide à l’image d’une planète aux confins de l’univers. Sous leurs chapkas et leurs sourcils blanchis par le gel, leurs yeux disparaissaient. Juste un gros nez rouge et pelé, dont on ne savait si c’était par le froid ou à cause de l’alcool frelaté dont ils avalaient de fréquentes rasades. Plus ils buvaient, plus ils prenaient un évident plaisir à repousser avec brusquerie le prisonnier, et à se moquer de cet homme qui n’en était plus un, à force de geindre comme une femmelette. Et parce que pour les Russes, un bon soldat était un soldat mort. On mourait au combat, on ne se laissait pas prendre par l’ennemi !

Je n’ai pas souvenir d’avoir vu un de ces Malgré Nous obtenir gain de cause. Ils étaient, au contraire, devenus, pour nos gardiens, des bêtes de foire et des souffre-douleur. Découragés, les Français choisirent enfin le parti de se taire, et ce fut le début de leur chute. Dès lors, chaque jour de captivité creusa davantage leur tombe sous leurs pieds.

Ils auraient pu s’habituer, comme moi, aux conditions de vie drastiques de la détention, s’ils n’avaient eu à lutter contre la douche glacée de leurs désillusions : eux qui pensaient être en pays allié, eux dont certains étaient communistes, devaient bien se rendre à l’évidence que le Bolchevique n’était en réalité allié à personne. Que la seule différence entre Staline et Hitler était la taille de la moustache. Non ! Le Bolchevique n’est pas plus tendre que le Boche, quand il abat d’un coup de revolver dans la nuque les plus faibles, les plus lents tombés le long du chemin qui n’en finit pas. Quand il achève celui qui traîne, les pieds sanguinolents parce qu’on lui a pris ses bottes et qu’il avance pieds nus sur la terre congelée ; quand il se penche sur lui, extirpe un couteau de sa vareuse et entreprend de lui sectionner l’annulaire pour lui piquer en plus du reste son alliance.

J’ai vu cela, durant notre périple qui, de camp en camp au travers de l’immensité soviétique, nous mena jusqu’à Rada. J’ai vu Paul chanceler au bord du groupe que nous formions, un troupeau d’ovins agglutinés par la crainte du loup. J’ai vu un garde se précipiter sur lui en dégainant son arme. J’ai entendu le coup de feu, tandis que le troupeau semblait avoir accéléré l’allure, paniqué par le danger. J’ai pensé à sa fiancée slave qui ne verra jamais l’Alsace, à l’alliance qu’il ne portait pas. Au doigt qu’on ne lui coupera pas. J’ai pensé que, tout compte fait, Paul avait eu de la chance.

Ce fut une armée de spectres qui arriva dans le camp numéro 188 de Tambov.

Après de longs jours de marche, nous avions parcouru environ quarante kilomètres sous le blizzard qui fouettait la toundra. À Koursk, on nous fit monter dans un train de marchandises. Il n’y avait rien à manger, rien à boire, hormis une eau saumâtre croupissant dans des grandes barriques, aux rares endroits perdus où le train s’arrêtait. Des claques d’un air glacial, telles des lames d’acier, pénétraient entre les lattes et le plancher du wagon à bestiaux, fouettant les corps déjà fortement éprouvés. Certains de ceux qui avaient survécu à la marche finirent donc par mourir. Et lorsque le convoi stoppait, la plupart du temps en rase campagne, nous devions empiler les corps le long du ballast. Quelques-uns pleuraient leur camarade qui restait là, sans sépulture, sans endroit où sa famille pourrait un jour venir se recueillir.

Au bout d’environ quinze jours, le train stoppa en gare de Rada, misérable et déserte, située en pleine forêt. Nous étions parvenus à destination.

C’était en janvier 1945, et la température extérieure avoisinait les moins trente degrés. Les rails dessinaient des coups de griffes en courbes noires dans la neige immaculée. Nous les traversâmes pour entamer une dernière marche d’une quinzaine de kilomètres, en direction du camp réservé aux soldats allemands. Il était évident que, pour les Russes, Français incorporés de force et Allemands, c’était du pareil au même.

La neige était épaisse, même sous les arbres à la couronne dégarnie. Nos pieds recouverts de haillons s’enfonçaient à chaque pas. Le souffle coupé, la sueur au front et les muscles tétanisés par l’effort, glacés jusqu’au cœur qui s’épuisait à battre, les survivants avançaient. Ils guettaient du coin de l’œil celui qui ralentissait l’allure et qu’un garde avait déjà repéré, en remerciant Dieu d’avoir encore la force de mettre un pied devant l’autre. Qu’un autre qu’eux, reçoive la dernière balle. Alors que Dieu n’y est pour rien : c’est la peur qui pousse en avant ! C’est la peur qui provoque l’égoïsme ou la chute !

Le teint gris, la mine défaite, les mâchoires crispées pour les empêcher de claquer, nous avancions péniblement dans la neige durcie, dont le dôme parfois s’écroulait sous nos poids comme pour nous engloutir. Les uniformes défraîchis flottaient sur nos corps décharnés comme l’oriflamme d’une nation vaincue, aux couleurs ternies par la défaite et la honte. Voilà ce qu’était devenue la fameuse armée du Reich. On reniflait, des larmes comme des stalactites accrochées aux yeux agressés par le blizzard, bougeant nos orteils insensibles dans ces sortes de pansements qui remplaçaient nos chaudes bottes, lesquelles avançaient devant nous, aux pieds de nos geôliers.

 

Au milieu du groupe clairsemé, la moitié d’entre nous ayant été disséminée le long de notre chemin avec, sous les crânes, le rouge de leur sang sur la neige immaculée, j’observais le travail de l’humiliation sur les visages, l’indignité qui ramenait les regards au sol.

Je regardais autour de moi et ne voyais nulle part ces soldats fiers et arrogants, mais des hommes rendus à leur âge véritable, celui de jeunes gens à peine sevrés. La belle machine de guerre avait perdu ses rouages, chacun n’était plus qu’une pièce détachée.

Non ! J’avais beau épier mes compagnons, l’arrogance de certains de ces hommes assurés d’appartenir à la race suprême avait disparu. Après l’avoir imposée à ses ennemis, voilà que la Wehrmacht connaissait elle aussi l’humiliation. Les Boches se trouvaient maintenant de l’autre côté du crime, quand, précédemment, infliger la mort leur avait été aussi naturel que de respirer. Les voilà désormais aussi fragiles que des enfants déguisés en soldats pouilleux.

Comme tous les camps qu’il m’a été donné de voir, le camp numéro 188 de Tambov possédait sa ceinture de barbelés et de miradors. Mais à l’inverse de Vorbrück-Schirmeck ou du KL de Natzweiler-Struthof, par exemple, il n’y avait là aucun long baraquement en bois dressé dans un ordonnancement rigoureux de caserne, aligné ou perpendiculaire à la pente. Les seuls bâtiments visibles ressemblaient à des chalets suisses en rondins, construits en pleine forêt de bouleaux qui agitaient leurs branches nues, plus fines que des veines, dans un ciel aussi gris que la carrosserie d’un tank. Ces isbas auraient donné à l’endroit le charme d’un village du Valais, si leur faîtage n’avait été surmonté de l’étoile rouge soviétique et s’il n’y avait eu les gardiens, ces brutes rougeaudes qui avaient des pelles à la place des mains, dont ils n’hésitaient pas à se servir.

Je ne distinguais nulle part de baraquement sous l’épais manteau neigeux, juste des ondulations régulières entre les troncs blancs, tachetés de gris, des bouleaux. Une multitude de bosses avec, devant chacune, un aplat de neige piétinée, des pas qui y disparaissaient en goulot.

Une taupinière, voilà à quoi me faisait penser le bunker dans lequel on nous poussa. Par quelques marches taillées dans la terre battue, on descendait dans une sombre pièce, toute en longueur, à demi enterrée dans le sol à cause des rigoureuses températures hivernales. De l’extérieur, on n’en devinait que le toit recouvert de végétation l’été, et qui, lors de notre arrivée, disparaissait sous un manteau de neige si épaisse qu’elle avait arrondi les angles et conférait au bunker l’apparence d’un igloo. Une porte comme unique ouverture, à peine un orifice dans le plafond pour évacuer l’âcre fumée d’un poêle situé dès l’entrée de l’abri, et deux alignements de bat-flanc de part et d’autre de l’étroite allée centrale, dont les montants et les cadres étaient fabriqués en troncs de bouleau, voilà quel était mon nouveau lieu de mort.

Une de ces baraques pouvait contenir jusqu’à trois cent soixante gaillards, mais le cruel hiver 44-45, par ses températures inhumaines, avait commencé à faire le ménage avant notre arrivée. Il en mourait plusieurs dizaines par jour, de ceux qui étaient là depuis des lustres. Nous n’étions qu’une centaine dans notre baraque et, maigres comme des clous, nous prenions peu de place. Certains avaient même la chance d’être seuls dans leur couchette.

Moi, je partageais la mienne avec un autre Alsacien, un Mulhousien du nom de Jordan, natif de Roppentzwiller, un village proche de Roppensdorf. Pierre Jordan…

Je me serais sans doute senti bien dans ce bunker, s’il n’y avait pas eu cette insupportable promiscuité avec les autres. Les autres ! Parlons-en !

Depuis le temps que les prisonniers alsaciens et mosellans étaient au camp, ils avaient eu tout le loisir de s’organiser : d’emblée, il s’agissait pour eux de se distinguer des soldats allemands. Ils étaient des Incorporés de Force et entendaient bien affirmer leur appartenance à la France. Ainsi naquit « le Club des Français », dirigé, avant ma venue, et si j’en crois mon voisin de paillasse, par un gars tout à fait correct, qui ne profitait pas de sa fonction pour éviter les corvées ou avoir du rab de soupe. Mais depuis l’hiver précédent, son successeur se comportait comme un petit chef odieux et autoritaire, entouré comme tout bon officier, qui plus est autoproclamé, d’une cour d’ordonnances. Jordan m’avait prévenu, mieux valait filer droit avec ce type dont notre qualité de vie au camp dépendait.

Lui et moi, on s’est pris la tête au début, me confia Pierre, résultat, je fais partie du commando qui ramasse de la tourbe, et je peux te dire que ce n’est pas du gâteau.

Ce disant, Pierre me désigna ses pieds gonflés au-dessus des chaussons en caoutchouc déchiquetés, ses mollets bleuis, à croire que ses jambes contenaient un océan agité.

C’est de l’eau ! Ça monte un peu tous les jours. Il paraît que ça monte jusqu’au cœur, et alors là…

En toutes circonstances, même les plus dramatiques, l’homme organise sa place au soleil et n’hésite pas, pour ce faire, à repousser les autres dans l’ombre et à monnayer son aide. Il s’arroge des pouvoirs, s’appuie sur aussi vils mais moins malins que lui, dont il fait ses sbires, ses ordonnances, et se montre obséquieux, mielleux, avec l’autorité dont il dépend malgré ce qu’il se figure.

Au-delà de ce triste personnage qui ne m’était rien, c’était ce comportement opportuniste, cet impérieux besoin d’exercer le pouvoir, aussi médiocre fût-il, et de se donner l’illusion d’être plus important qu’un autre, qui me révulsait. Même en guenilles, les pieds nus emballés comme un jambon, avec une ribambelle de puces forniquant à la lumière des cheveux tondus ; même le derrière crotté, le sexe pendant, puant, rendu douloureux par la crasse ; même morts-vivants, il y en avait encore pour vouloir être supérieurs aux autres !

Oui ! Bien sûr, puisqu’il y avait ainsi de l’eau pour une douche quand on pouvait négocier avec le geôlier ; il y avait une tranche de pain plus épaisse et un peu de viande dans l’eau chaude de la soupe ; on ne portait pas des mocassins en caoutchouc, mais une paire dépareillée de godasses déformées ; on ne se trimbalait pas presque nus dans le froid sibérien, car on restait au chaud, près du poêle, une couverture posée sur les épaules, poêle que l’ordonnance chargeait, tandis que défilait aux pieds de l’opportuniste la masse servile de pleutres jamais à court de doléances.

Je l’ai fait. J’ai défilé devant lui. Il me demanda ce que je savais faire. J’ai répondu « rien ». Et qu’est-ce que tu voudrais faire ? Rien  ! Le type a rigolé et m’a demandé d’où je venais. J’ai répondu de nulle part. Il m’a toisé bizarrement, et j’aurais pu suivre le cours de ses pensées sur son front plissé s’il avait eu un cerveau. Je vis l’idée éclore dans ses pupilles brunes. Il ricana et, en prenant ses ordonnances à témoin, il dit  :

T’occuper des morts, ça te dirait ? Tu verras, c’est trois fois rien  ! J’en parlerai aux Russkoffs, mais attention, hein, à la moindre entourloupe, c’est la tourbe comme ton ami Jordan, et alors là, tu feras moins le malin !

Il n’y eut pas d’entourloupe. Ce type n’existait pas plus, pour moi, que les cadavres dont je m’occupais dès le lendemain de notre entrevue.

Du côté des « chalets de villégiature » où étaient regroupés les services administratifs du camp, en limite et planquée derrière les fûts des arbres, existait la baraque des morts.

Je l’ai dit : nous étions en janvier, un incessant blizzard avait sculpté la neige en congères aux pieds des arbres et des constructions, obstruant les accès à nos abris semi-enterrés. Gelée, elle formait une couche épaisse et dure qui craquait sous nos pas. Les plus anciens d’entre nous, qui n’avaient même plus la peau sur les os, manquaient de s’envoler à la moindre bourrasque, mais pouvaient marcher sur la croûte de glace sans la craqueler.

Ce n’était pas mon cas. Je n’étais certes pas gros, mais mon corps, qui s’amollissait dans le confort, semblait trouver ici de quoi se requinquer.

Je suivis le commando chargé des morts en slalomant entre les fûts lisses des arbres. Malgré l’état de fatigue de mes compagnons, ils étaient loin devant moi, comme s’ils glissaient sur la neige, tandis que je m’enfonçais à chaque pas. À mi-parcours, je levai la tête pour voir où ils étaient. Gris et roides à l’identique des troncs autour d’eux, la tête dénudée penchée vers le sol, leur calot rapiécé à la main, ils semblaient prier. Face à eux, une cabane en bois noir rongé par les ans, un cabanon bizarre parce qu’incomplet. Je distinguais mal : le vent brouillait ma vue. Mais on aurait dit qu’il n’y avait pas de toit, à cette cabane mortuaire. On aurait dit des corps qui dépassaient du toit, qui remplaçaient le toit ! On aurait dit !

Le sol est trop gelé : on ne peut pas les enterrer ! Alors, on les entasse en attendant le printemps ! me confia, désolé, un autre prisonnier. Mais on n’a plus de place. Il en meurt quatre-vingt par jour, en ce moment ! Il faut qu’on construise une autre boîte à morts.

Abasourdi, j’écoutais à peine les explications, regardais mes compagnons sans les voir. En silence, ils s’étaient emparés d’outils laissés contre un des murs de la cabane, et sur un terre-plein voisin, ils se mirent à l’ouvrage. Le moment de stupeur passé, je m’attelai moi aussi à la tâche, avec l’ardeur de celui à qui celle-ci ne déplaît pas, bien au contraire. La compagnie des morts m’était moins pénible que celle de mes camarades.

Jusqu’à mon départ du camp, je me suis occupé des morts. Après la terre dure comme du marbre de l’hiver, surgit comme un ennemi la brutale fonte des neiges, qui inonda le camp et noya ces trous de souris qui nous tenaient lieu d’habitation. Tout était mou et puant, aussi bien la terre boueuse que les corps dont la décomposition s’accéléra, dans un nuage de grosses mouches.

J’étais à creuser des tombes, des alignements de centaines de trous, quand monta de la place centrale du camp le son du clairon. Nous étions le 8 mai 1945.

C’est fini ! m’annonça Pierre quand je revins dans la baraque. La guerre est finie, on va pouvoir rentrer chez nous.

Je lui souriais tristement. Depuis plusieurs semaines, Pierre était alité. Ses jambes, deux potelets marbrés de bleu, rouges à la base, à la peau translucide comme une mince croûte de sel sur un marécage où grouillerait une eau en décomposition, ne le portaient plus. Il tourna vers moi, qui m’étais assis au bord du châlit, un visage émacié aux profonds cernes noirs. Ses yeux injectés de sang brillaient d’un éclat naïf, et ses lèvres gercées dessinaient un douloureux sourire où perlait du sang.

Gêné, je me levai sans un regard, sans un mot pour le conforter dans ses illusions.

Pierre fut transféré à l’hôpital de Kirsanov le 9 mai. Quelqu’un m’a dit qu’il était mort le lendemain de son admission, quelqu’un d’autre qu’il avait encore agonisé de longues semaines.

Quelques mois passèrent encore avant ma libération, durant lesquels je me battais hargneusement pour rester seul sur mon bat-flanc.

Pierre avait raison : je suis en effet rentré chez moi. Si ça se trouve, Pierre est décédé le jour où j’ai à nouveau foulé ma terre natale. Peut-être son âme s’est-elle défaite de son enveloppe corporelle étriquée et douloureuse pour m’accompagner jusque dans son Sundgau ?

Aujourd’hui encore, le souvenir de mon ami surpasse les autres, parce qu’il prouve, une fois de plus, que la vie est une garce. Pierre est mort alors que la guerre était finie. Et personne ne sait où il est enterré. Je n’ai jamais trouvé le courage de rendre visite à sa jeune sœur Gérardine. Pour lui raconter quoi ? Ses pieds enflés ? La gale ? La faim ? Qu’il ne croyait plus en Dieu à la veille de le rejoindre ? Je ne sais rien du moment exact de sa mort, ni du lieu où il repose désormais. Comment, dans ces conditions, apporter la paix à une famille en deuil ?

J’ai préféré me taire. Comme beaucoup.

On ne trouve désormais plus personne pour parler de Tambov. Dans les premiers jours du retour, tout à la joie des retrouvailles, certains avaient généreusement confié leur histoire. Leurs familles les croyaient morts et enterrés dans cette terre lointaine d’Union Soviétique. Aussi était-ce un revenant, un miraculé qu’ils étreignaient et dont ils étaient avides de connaître le parcours. Une fois passé l’enthousiasme des retrouvailles, s’imposa le silence. Lentement mais sûrement, se dressèrent des barrières pudiques érigées par les proches, qui n’en pouvaient plus, d’entendre toujours les mêmes plaintes, ou par le prisonnier lui-même, qui pensait à juste titre qu’aucun de ses mots n’aurait su décrire l’horreur vécue dans le camp. Hanté la nuit par ses cauchemars, il désirait, du jour, voir panser ses plaies. Personne ne pouvait comprendre ce qu’il avait pu endurer, ce qu’il s’interdisait lui-même de relater dans son désir d’oubli, et le besoin de reprendre le cours normal de son existence.

Ainsi en va-t-il de toutes les histoires de ceux arrachés à leur terre : le silence retombe comme de la poussière une fois la bourrasque éloignée. Ou dresse des frontières de part et d’autre desquelles chacun garde pour lui sa peine immense comme un avare son bas de laine.

À l’heure qu’il est, certains de ces prisonniers n’ont toujours pas quitté les plaines de Sibérie, disparus pour leurs proches sans être pourtant tout à fait morts. Et ce n’est pas sous le régime de Staline qu’ils réapparaîtront !

Publié dans Roman

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